Ralentir la course du temps
Entre bilans et résolutions, le temps des Fêtes offre un espace de ressourcement pour remettre à l’heure nos pendules internes et imaginer comment éviter qu’elles ne se dérèglent à nouveau. Tandis que l’on répond collectivement aux besoins de lien et de solidarité, on ose aussi prendre soin de soi en s’autorisant le cocooning, la jachère intellectuelle et les plaisirs de la chère. Comment profiter de cette trêve foisonnante de nobles sentiments pour développer une pratique active de l’art du temps et de la bienveillance à importer au quotidien?
D’abord, préciser que cette vision idyllique de la période des Fêtes est loin d’être une réalité pour tout le monde. Bien des artistes et des travailleurs culturels ne jouissent pas du privilège de congés payés en fin d’année et nombre d’entre eux en profiteront pour boucler des dossiers en retard ou répondre aux commandes de leurs clients. Bien des salariés en vacances ne parviendront pas non plus à libérer leur mental des inquiétudes pour le futur de leur carrière ou de leur organisme.
Conséquence funeste d’un sous-financement chronique, le manque de temps et le stress caracolent en tête de liste de ce qui affecte les professionnels de la danse. Une grande majorité d’entre nous travaille bien plus que de raison. Bien sûr, certains réussissent à prioriser, à anticiper, à gérer les imprévus, à s’affranchir du perfectionnisme au profit de l’efficacité… D’autres craquent sous la pression, tombent malades ou deviennent invivables pour leurs collaborateurs. De fait, violences psychologiques et épuisement professionnel trouvent un terreau fertile dans la précarité. D’où l’intérêt de chercher à dépasser la notion productiviste de gestion du temps pour adopter une approche plus existentielle de notre rapport au temps et en viser une forme de maîtrise.
À quoi est-ce que je passe mon temps? Que serait selon moi un bon usage du temps? À quels habitudes ou projets devrais-je renoncer pour mener à bien ma carrière, ma mission? Quel temps devrais-je m’allouer pour préserver ma santé mentale et un juste équilibre entre mes vies professionnelle et personnelle? Certaines de ces questions sont quasiment taboues dans un domaine où l’humain se sacrifie d’emblée sur l’autel des œuvres et de la cause des arts. «Que voulez-vous? Ce sont les conditions dans ce secteur économique et on n’y changera rien; il faudra toujours en faire plus quelles que soient nos ressources», nous dira-t-on. Pourtant, en cette époque agitée où on en appelle à l’éveil des consciences et aux actions concrètes pour contrer les inégalités sociales et la débâcle environnementale, répondre à ces questions pourrait nous donner un portrait juste, et vraisemblablement alarmant, de notre réalité. Qui sait si nous ne trouverions pas, dans cet exercice, de nouveaux arguments pour exposer les enjeux des conditions socioéconomiques dans notre secteur disciplinaire et de nouvelles stratégies pour y répondre.
Et c’est là qu’entre en jeu l’idée de bienveillance, envers soi-même autant qu’envers les autres. «Bien veiller» aux intérêts communs des professionnels de la danse et au bien-être de chacun. Organiser une résistance en replaçant l’humain au centre de nos réflexions et de nos choix, en misant sur l’écoute, le respect, l’inclusion, la coopération et, pourquoi pas, sur la «coopétition» avec nos concurrents. Tisser encore plus serré notre communauté pour réclamer encore plus haut et fort les moyens financiers d’avoir le temps de créer, de construire l’avenir et de bénéficier aussi du temps de vivre. Les utopies de l’heure peuvent être les réalités de demain.
Fabienne Cabado
Directrice générale du Regroupement québécois de la danse