Je suis un artiste en danse
Cher public, votre présence change tout. C’est troublant. Sans doute qu’une partie de moi a peur de vous faire perdre votre temps et de n’être d’aucun intérêt. Peur de ne pas éveiller en vous un soupçon d’empathie, d’humanité, peut-être même d’admiration. La danse. Cette chose qui m’est toute simple, que je vis au quotidien, qui la plupart du temps me comble et me réjouit, que je fais sans même en questionner la pertinence. Du moment où je vous la partage, le doute m’habite.
Me voilà en représentation, avec cet immense privilège de vous avoir là comme témoin et en même temps, avec cette lourde responsabilité de vous plaire, de vous convaincre de revenir à la danse, de rencontrer d’autres œuvres et d’autres artistes. Vous convaincre de revenir me voir dans une nouvelle œuvre qu’il m’aura été proposé de défendre. Que le sens que prend la danse pour moi, vous le goûtiez.
Alors que l’artiste en moi voudrait vous offrir l’expérience la plus pure et la plus simple dans sa transmission, une partie de moi se voit tentée de vous séduire ou, du moins, de vous impressionner. Parce qu’être danseur ici, en ce moment, c’est encore conjuguer un sens propre à l’art, qui ne se justifierait de presque rien, qui se teinterait d’abandon, de simplicité, de possibles évocations pour susciter, peut-être, une réponse, un dialogue. Un sens propre à l’art qui se développerait dans le temps, dans la démarche, dans l’engagement de ma part et de la vôtre.
Tout ce qui me semble si naturel au quotidien, à votre rencontre, semble devoir se conjuguer avec la culture du divertissement. Cette partie de moi qui a peur veut sentir que vous rentrerez chez vous rassasié, veut rencontrer vos attentes. Alors que je préfèrerais que vous n’en ayez aucune et, qu’importe ce qui se passe, vous reveniez me voir partager de nouvelles œuvres. Parce que si vous n’êtes pas au rendez-vous, moins d’œuvres me seront proposées. Et si je travaille moins, je ne pourrai plus en vivre.
J’aimerais pouvoir dire: «je suis danseur». C’est ce que je fais. Je contribue à ma manière à façonner un vivre-ensemble. J’apporte à la société dans laquelle j’évolue une sensibilité différente, de nouvelles perspectives. J’aime prendre mon temps. Je suis danseur. Pas nécessairement un professeur de danse, ni un employé du Cirque du Soleil. Je ne sais pas si j’arriverai à dire un jour : « Je suis un artiste en danse » et qu’on me comprenne d’un coup. Sentir que je n’ai pas à épater la galerie ni à justifier mes choix et qu’on m’accorde quand même une place. Être enfin reconnu, au même titre que tout autre corps de métier.
La place du danseur dans la société est fragile. Cher public, si vous n’êtes plus là, je n’y serai plus.
David Rancourt, interprète
Passionné des arts du mouvement et du souffle, il pratique le Continuum Movement avec Linda Rabin et le Qi Gong auprès de Marie-Claude Rodrigue depuis une dizaine d’années. Il fait également partie de l’équipe d’enseignants de l’école Fragments Libres. David enseigne la danse contemporaine et agit à titre d’œil extérieur et de conseiller artistique auprès de créateurs de sa génération.
Ce texte a été rédigé dans le cadre de l’événement Nous (ne) sommes (pas) tous des danseurs, à Québec, le 14 septembre 2018