Seul, avec vous | Danser avec l’invisible en CHSLD
On parle beaucoup de la situation des personnes âgées, mais on ne parle pas beaucoup avec elles. Pour les gens actifs et en santé, la perte d’autonomie et la fin de vie demeurent un mystère. La vieillesse fait peur, on la côtoie peu et l’isole dans des centres d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD). Je souhaite vous partager la valeur qu’a à mes yeux le travail artistique que je fais en centres d’hébergement depuis quatre ans et les questionnements qu’il provoque chez moi. L’expérience est tellement simple, mais les enjeux si complexes.
Depuis la fin de ma maitrise en 2014, j’ai développé plusieurs projets pilotes en milieux hospitaliers qui, dans leur expression la plus aboutie et la plus simple, ont donné forme à Mouvement de passage. Ce projet amène la danse dans des résidences d’habitation pour personnes en perte d’autonomie et en fin de vie. Il propose aux résidents un contact singulier et sensible avec le corps, le mouvement et la créativité au cœur de leur quotidien en CHSLD, pour les inviter à redécouvrir et réhabiter leur corps, ou à l’oublier pour un moment. Avec les autres artistes qui prennent part à ce projet, nous créons, à chaque visite, une danse de l’instant en écoute du résident, qui devient une expérience à vivre, davantage qu’à voir.
Je crois qu’une des grandes forces de ce projet est d’entrer entièrement dans l’univers du résident et de créer à partir de ce qu’il est aujourd’hui, de faire de son état la nouvelle normalité à partir de laquelle tout un potentiel créatif peut émerger. Proposer ces expériences artistiques en milieu de santé permet de reconnaitre la dimension culturelle et spirituelle des gens qui y résident, en leur offrant un espace-temps propice au rapport à soi. À l’heure d’entamer la création d’une œuvre* issue de tout ce vécu, je constate la pluralité des types de rencontres tant humaines qu’artistiques que ce projet provoque. Aller à la rencontre des résidents dans l’espace fermé du CHSLD, c’est à la fois une ouverture immense et une rencontre sensible, profonde, qui va au-delà de l’habituel dialogue verbal et cognitif. Ce sont aussi des moments loufoques, des rencontres absurdes, déroutantes, déstabilisantes, bouleversantes, touchantes. C’est pour moi une bonne raison de vivre la danse: d’être ensemble à travers le contact humain et la poésie du mouvement et de partager le rapport intime au corps que le danseur a développé, sa capacité inouïe d’être en présence et en intuition. Cela crée des impacts sur les résidents que nous avons tous observés: des instants de réminiscence, de lucidité, de conscience, des crises de larmes ou des éclats de rire.
Le contexte pourrait amener à penser que c’est une forme de thérapie ou d’art-thérapie mais il n’en est rien. Nous venons vraiment danser et nous dansons beaucoup. Il peut, bien sûr, y avoir des effets thérapeutiques à nos visites, comme peut en avoir n’importe quelle relation. L’intérêt du projet, selon moi, est justement qu’il s’agit d’art, sans objectif de soigner ou d’améliorer les conditions des résidents. Simplement, accueillir ce qui se présente. Et de cette simplicité émerge une variété et un dynamisme de danses qui me surprend encore. Sans le savoir, les résidents nous encouragent à créer et à nous dépasser. Il y a là une valeur à ne rien «devoir» mais aussi, à ne rien «savoir»: on ne les connait pas, ni leur parcours, ni leur culture, ni leur état de santé. Pas de connaissances, pas d’a priori, et ainsi: travailler avec l’invisible, et puis se rendre compte à quel point c’est simple d’entrer en relation quand on ne veut rien, on n’espère rien, on ne veut pas que l’autre personne soit telle chose ou de telle façon. On leur offre la possibilité de se rendre mieux eux-mêmes, avec nous. La grande permission qu’on se donne est d’ailleurs de n’avoir aucune obligation, même pas celle de danser, et ainsi se permettre peut-être plus de choses, et dans des spectres qu’on n’aurait pas imaginés.
Une des particularités du projet Mouvement de passage est de proposer une «expérience partagée». On ne cherche pas à créer une relation à sens unique: le jeune qui revigore le vieux, le soignant qui le soigne, le technicien en loisir qui le divertit, le préposé qui le calme. Il s’agit plutôt de se rencontrer dans ce qu’on est aujourd’hui. Et quoi que je sois plus jeune, je suis aussi dans mon propre vieillissement et curieuse de découvrir ce que la personne en face de moi connait du vieillissement, différemment de moi. Notre contexte de travail soulève une dimension intéressante de notre rapport social au vieillissement. La brutalité et la réalité sans faux-semblants de la rencontre nous obligent à réaliser que, comme danseur entrant en CHSLD pour «offrir», on se place socialement dans le rôle de la jeunesse en forme qui a le pouvoir de donner. Il y a pourtant tant à recevoir, à vivre, à contempler, dont cette peur de notre fragilité, de notre fatigue et de notre propre vieillissement. Quand on est à l’écoute, pleinement en soi, et qu’on se laisse toucher par l’autre, les rôles disparaissent. Je suis elle et elle est moi. Alors qu’on valorise socialement la vivacité, l’énergie, la jeunesse, l’autonomie, je propose par ce projet artistique un rapport plus humaniste à la personne âgée, comme moyen de s’opposer aux formes de discrimination de l’âgisme ambiant. C’est pour moi une forme de mobilisation pour atténuer les frontières entre les générations et changer la façon de percevoir le rôle et l’apport des personnes âgées à la société. Une société c’est l’ensemble de ses membres, si on veut en occulter une partie, on occulte en même temps une partie de soi-même.
Ceci m’amène à me questionner: on parle beaucoup de décroissance en réponse aux enjeux environnementaux et au capitalisme. La croissance implique certainement ce cloisonnement des différentes sphères de la vie. On manque de temps pour s’occuper de nos parents vieillissants (comme de nos jeunes enfants), on veut maximiser notre temps et finalement, on est bien soulagés de pouvoir compter sur les garderies et les CHSLD pour combler les besoins fondamentaux de nos proches. Peut-on encore proposer de ramener tous les spectres de la vie ensemble pour éviter une croissance économique perpétuelle? Croissance économique qui, de toute façon, est impossible à maintenir parce que nos ressources sont limitées. Innovons, créons autrement.
Le vieillissement est en nous tous. C’est un spectre de notre existence. J’ai en moi la jeunesse et la vieillesse, même si je contacte moins souvent la vieille… À travers ce projet, j’espère favoriser un décloisonnement intergénérationnel. Car je suis convaincue que la rencontre avec l’autre ouvre le spectre de notre regard, nous permet d’être différent, d’accueillir et de nous transformer.
* Seul, avec vous est le titre de l’œuvre actuellement en recherche-création. C’est une citation d’une dame en CHSLD qui m’avait dit: Je suis seule… Moi: Non, vous êtes avec moi. Elle: Je suis seule, avec vous.
En complément, lire L’isolement social des ainés, un réel gaspillage humain, Le Devoir.
Ariane Boulet
Diplômée du baccalauréat en danse de l’Université du Québec à Montréal en 2009, Ariane Boulet agit depuis lors à titre d’interprète pour plus d’une douzaine de créateurs. Dans une quête de ce que l’œuvre a à offrir à l’autre, elle termine en 2014 une maitrise en danse où elle s’intéresse à la création en milieu de santé. Cette expérience a lancé les questionnements qui la suivront par la suite : l’importance de la foi, du doute, de la rencontre, du paysage ; à la découverte d’un corps tant singulier que collectif. Cofondatrice de la compagnie Je suis Julio, elle a généré depuis 2010 une douzaine d’œuvres scéniques, filmiques et in situ, comme interprète, créatrice et cocréatrice.
Mouvement de passage est réalisé en intime collaboration avec les artistes Joannie Douville, Lucy May, David Rancourt, Georges-Nicolas Tremblay, Julie Tymchuk, Marie Vallée, Gabriel Vignola et produit par la compagnie Je suis Julio.
Mouvement de passage, extraits de 2018.