Arts et oppression systémique
Journée internationale des droits des femmes: plusieurs millions d’Espagnoles scandent que c’en est assez de la suprématie masculine. Leur mobilisation résonne comme le point d’orgue des voix qui s’élèvent depuis des mois pour que cessent les violences séculaires faites aux femmes. Je fantasme sur l’idée que nous approchons d’un point de rupture et que la discrimination, quelle qu’elle soit, pourrait s’inscrire un jour dans un temps révolu de l’histoire de l’humanité. Il faut dire que la grogne des opprimés se fait de plus en plus perceptible et persistante, forçant les pouvoirs publics à reconnaître certains dysfonctionnements et à promouvoir les notions d’équité et d’inclusion. Dans ce contexte, artistes et travailleurs culturels auraient avantage à hausser le ton pour dénoncer le sort qui leur est réservé et faire valoir leurs droits.
Parler d’oppression pour les artistes et les travailleurs culturels peut sembler excessif, d’autant que les industries culturelles produisent un joli lot de privilégiés. Mais si l’on se réfère à celles et ceux qui défrichent les chemins moins fréquentés de la création contemporaine, de l’expérimental, de l’avant-garde, l’idée mérite d’être creusée. Je me risque donc, en toute humilité, à une variation libre sur le sujet.
On parle d’oppression systémique quand un système politique et socioéconomique produit et renforce des inégalités et des discriminations pour une partie de la population. Une oppression fondée sur les privilèges d’un groupe dominant dont les membres partagent une caractéristique considérée comme la norme, comme supérieure. En conséquence, ceux et celles qui ne possèdent pas cette caractéristique ou n’adhèrent pas à cette norme vivent un nombre d’injustices si bien ancrées dans les habitudes qu’elles ne sont pas identifiées comme telles. Ceci dit, la norme qui m’amène à parler d’oppression de la communauté artistique circonscrite plus haut, c’est celle de l’idéologie capitaliste. Ce qui rend cette communauté victime de discrimination, c’est la supériorité de l’économie sur nos besoins existentiels.
De par sa nature et de par sa vocation, la création artistique exige un financement qui ne soit pas déterminé par l’offre et la demande, la productivité et le retour sur investissement. C’est pourtant ce que sous-tendent les nouvelles politiques culturelles et certains critères d’évaluation des conseils des arts. Reconnus comme indispensables mais historiquement sous-financés, les arts ne figurent ni dans les priorités gouvernementales ni dans les plateformes électorales. Les artistes et les travailleurs culturels vivent une précarité grandissante dont on s’émeut bien peu. Personne ne reconnaît vraiment que les retombées économiques de leur travail profitent à d’autres secteurs que le leur – transports, restauration, tourisme… Le piratage décomplexé sur le web et le pillage en règle des droits d’auteur sont des exemples parmi d’autres du non-respect des droits les plus élémentaires des citoyens de la communauté artistique. Je vois là des signes d’une oppression systémique.
On parle par ailleurs de discrimination quand on impose à une personne ou à un groupe un fardeau, qu’on l’empêche d’avoir accès aux privilèges, bénéfices ou avantages offerts à d’autres, en raison de ses caractéristiques particulières. La faible rémunération des ressources humaines en culture, l’absence de filet social, de plans de retraite, les mesures auxquelles les 60% de travailleurs autonomes du secteur culturel n’ont pas accès, les milliers d’heures travaillées chaque année sans rémunération, la précarité rendant difficile le respect de la Loi sur le statut de l’artiste, les cachets misérables pour les œuvres présentées aux jeunes publics… Ne sont-ce pas là des facteurs de discrimination?
Toute oppression systémique est légitimée par une ribambelle de préjugés nourris par les stéréotypes. Parmi ceux-ci, on entend souvent que travailler dans les arts est si plaisant que cela justifie des salaires de misère, que les artistes vivent aux crochets du contribuable, que les œuvres qui ne recueillent pas l’adhésion générale ne méritent pas d’être présentées, qu’être artiste n’est pas un « vrai métier »… Tout cela est faux.
C’est pourquoi nous, artistes et travailleurs culturels, réclamons des élus de quelque parti que ce soit qu’ils forgent une vision de développement durable pour les arts et trouvent les moyens de lui donner corps. C’est une question d’identité nationale et de justice sociale.
Fabienne Cabado
Directrice générale du Regroupement québécois de la danse